jeudi 1 juillet 2010

Les Dents de la mare, épisode 2 : Des tigres en apnée

L'histoire de la larve de Dytique ne s'arrête pas à son mode d'alimentation, si fascinant soit-il. Sa croissance achevée (au bout de quelques mois), la larve s'enterre dans une des berges boueuses de sa mare. Quelques semaines plus tard, elle ressort de ce terrier, mais sous une toute autre forme : la larve s'est muée en insecte adulte ("imago" dans le jargon entomologique), un magnifique coléoptère de 3,5 cm de long, avec de beaux élytres noirs bordés de jaune. Voilà le Dytique.


Mâle de l'espèce la plus commune et dont il est question ici : Dysticus marginalis

Le Dytique est un coléoptère aquatique. Carnassier notoire, il n'est pas moins redouté des autres bestioles aquatiques que sa larve. Comme elle, il s'attaque à tout ce qui nage ou presque, des larves de moucherons aux petits tritons en passant par les divers gastéropodes, têtards, larves en tout genres et autres vers de vase qui constituent son régime alimentaire.
Malgré cet apétit féroce, le mode d'alimentation de l'imago est moins subtil qu'il ne l'était à l'état larvaire : il se "contente" de croquer ses proies avec ses grosses mandibules, sans rien dissoudre avant que les aliments n'arrivent dans le tube digestif.
En réalité, ce n'est pas tant sa célèbre voracité que son mode de respiration qui est intéressant à observer et sera donc détaillé ici.


Femelle reconnaissable à ses élytres striés.

Comme chacun le sait, les Insectes sont dépourvus de poumons. Dans un environnement aérien, ils absorbent l'oxygène de l'air par des trachéoles qui s'ouvrent comme des petits trous dans l'abdomen. Pas de poumons, donc a priori pas d'apnée pour notre coléoptère aquatique, car aucun organe pour emmagasiner de l'air, comme le ferait une baleine ou un crocodile. Si l'apnée semble impossible, on est en droit de penser que la divinité, dans sa grande sagesse, a prévu d'équiper sa création de branchies pour absorber directement l'oxygène dissout dans l'eau. Erreur ! En réalité, le Dytique descend d'une familles de coléoptères exclusivement terrestres, les Carabiques (dont on a déjà parlé dans un article antérieur, qui remonte ni plus ni moins qu'aux lointaines origines mystiques du blog). Les Carabiques étant terrestres, leurs larves ont abandonné toutes traces de branchies depuis belle lurette (contrairement, par exemple, aux Libellules, groupe beaucoup plus ancien avec des larves aquatiques). Quand certains d'entre eux retournèrent vivre dans l'eau pour devenir des Dytiques, il était malheureusement trop tard pour retrouver des branchies, car l'évolution ne peut pas revenir en arrière. La larve et l'adulte ont donc recours à deux procédés différents pour emmagasiner de l'air et ainsi respirer sous l'eau, faute de poumons et de branchies.


Véritable fauve en miniature, notre tigre invertébré s'attaque ici à une limnée, sorte d'escargot aquatique végétarien.

La larve utilise son anus : pour prendre de l'air, elle fait émerger le bout de son abdomen qui aspire un peu d'air et le stocke dans le bout du tube digestif, un peu comme un tuba amélioré. C'est pourquoi la larve a toujours cette attitude cambrée caractéristique, avec son abdomen redressé comme un cobra.
Le stratagème de l'adulte, il faut le reconnaître, est encore plus élaboré : il stocke l'air absorbé à la surface sous son thorax, et le précieux mélange gazeux forme ainsi une bulle argentée sous la carapace du dytique, où il peut puiser de l'oxygène à volonté jusqu'à épuisement de la bulle comme Lucas le fait avec ses bouteilles de plongée.



Femelle en train de refaire le plein.

Sa combinaison de plongée est complétée par une paire de palmes robustes qui est en fait sa troisième paire de pattes, que ses ancêtres les Carabes utilisaient pour marcher, prolongée de longs poils raides. Enfin, on peut noter l'élégance de l'hydrodinamisme qui fait de lui un nageur si rapide ; son corps tout entier est un ovale parfait, à tel point qu'on croirait que les trois segments n'en font qu'un.
Le Dytique est donc un merveilleux exemple d'animal terrestre retourné vivre sous l'eau à la libération d'anciennes niches écologiques, comme les Ichtyosaures le firent au Mésozoïque et les Cétacés au Cénozoïque (pardonnez l'audace de la comparaison entre ces Léviathans préhistoriques et notre petit insecte local, mais c'est bien le même principe).

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